Le cinquième passager

Marie-Françoise Berherlet
mfrancoise.berherlet@gmail.com

De minuscules plumes blanches tombaient lentement en pluie verticale, venant d’on ne sait où, puis se posaient sans hésiter sur le sable gris.

Devant l’immense hublot en vitrage spécial filtrant les rayons cosmiques et résistant aux chocs de météorites, était situé le poste de contrôle dont avait la responsabilité 6PO, sous–officier de bord du vaisseau Pegasus. 6PO observait distraitement l’étrange pluie pendant que le vaisseau se posait. Les voyants n’indiquaient aucune anomalie. Le bruit des moteurs de descente s’était tus. Atterrissage réussi.

gasus, vaisseau intergalactique de dernière génération, avait quitté la terre trois mois standard plus tôt. Il était passé en vitesse supra-luminique au moment de quitter la voie lactée. 6PO avait beau se dire que ce mode de propulsion était utilisé depuis des siècles, il songeait malgré tout aux navigateurs qui avaient vécu cette révolution. Et à la période encore plus ancienne où, lui avait-on dit, on nommait les êtres vivants. Les numéros étaient réservés aux machines, engins, vaisseaux, ordinateurs… etc.

Drôle d’époque, soupira t-il.

Pendant tout le voyage, son esprit avait vagabondé. Il n’avait pas d’autre tâche que la vérification de la multitude de voyants à portée de son regard : il fallait qu’ils soient continuellement au vert. « Si un voyant passe au rouge, en référer immédiatement au commandant. » Voilà à quoi se résumait son rôle, tel qu’il était spécifié sur l’écran de contrôle situé à sa gauche. Rien que cette brève consigne sans aucune explication. Aucune information sur le but de la mission ne lui avait été donnée et il ignorait sur quels critères il avait été recruté. Il n’avait d’ailleurs posé aucune question.

Plus il y songeait, plus il trouvait la situation énigmatique. Au fond de lui, grandissait lentement la sensation bizarre d’avoir subi quelque influence mystérieuse. Il avait beau tenter de la chasser et de chercher des arguments rationnels, son esprit était focalisé par la surveillance des voyants. Maintenant au sol, il se sentait comme hypnotisé par la pluie de plumes blanches.

L’équipage était composé de cinq individus. Outre lui, le sous officier 6PO, il y avait le Commandant K102, qui ne quittait pas ses quartiers, au point qu’on pouvait douter de sa présence à bord, et de deux techniciens dont il ignorait le numéro ; ce qui était dommage, car il n’avait pas osé les aborder, histoire de discuter un peu. D’après ce qu’il avait observé, ceux-ci étaient chargés de contrôler le bon déroulement des opérations de guidage de Pegasus, ainsi que de procéder de manière répétitive, toutes les demi-heures, à des mesures et tests divers pour que le voyage se passe dans les conditions requises. Finalement, Pegasus filait on ne savait ni où, ni pourquoi, ni pour combien de temps. Au vu du peu d’animation qui régnait à bord, 6PO se prenait à imaginer que le vaisseau se déplaçait en mode automatique. La présence des techniciens, comme celle du commandant et la sienne devaient répondre à des impératifs connus de seuls initiés. Ca ne le tracassait pas plus que ça. Militaire depuis toujours, il avait appris à ne pas poser de questions. Simplement obéir.

Ce qui le tracassait par contre, c’était la présence du cinquième passager, un gros chien noir, répondant au numéro de B03. Ce chien énorme lui procurait une sensation désagréable : de la peur mêlée d’une sorte d’inquiétude qu’il n’avait jamais éprouvée. Passager ou membre d’équipage, ça ne faisait aucune différence pensait 6PO. B03 s’était contenté de rester allongé à ses pieds et régulièrement, de lever vers lui un regard placide, puis de reposer la tête sur ses pattes avant. « Il est gentil, tu verras », lui avait dit VT133, le vétérinaire qui l’avait accompagné à bord. Il n’empêche que 6PO n’aimait pas les chiens.

On voyageait donc depuis trois mois standard, quand une voix grésilla dans les hauts parleurs: « Le commandant K102 vous informe que Pegasus va se poser sur une planète où les conditions de vie conviennent à l’ensemble de l’équipage ». Laconique l’annonce, pensa 6PO. On se pose et puis voilà tout. Pourquoi avoir voyagé trois mois plus vite que la lumière, pour faire une halte sans raison au milieu de nulle part ? Une autre question de temps à autre le taraudait. L’ennui qu’il avait éprouvé durant le voyage devant l’inanité de sa tâche, malgré sa faculté d’obéissance aux ordres, l’avait petit à petit amené à réfléchir. La sensation qu’il avait du mal à identifier y était peut-être aussi pour quelque chose. Il avait fini par se demander pour quelle raison saugrenue, et dans quel cerveau, humain ou pas, par quelle idée donc, on avait décidé d’embarquer cette monstruosité de chien noir ? Militairement, ce type d’animal n’a plus aucune utilité dans un vaisseau, intergalactique ou pas.

Mais pour l’instant, tout se passait conformément aux ordres et Pegasus avait réussi son atterrissage. Il s’était posé en douceur, à la même vitesse et avec la même précision que les petites plumes blanches qui l’accompagnaient dans sa descente. 6PO était seul. L’horrible B03 impassible à ses pieds. L’horizon de sable, d’un gris à peine plus foncé que le ciel uniformément cotonneux d’où ne tombaient plus que quelques plumes blanches, lui donna envie de se diriger vers une petite colline à sa droite. « Pas plus de cinq minutes de marche, pour un militaire ». Arrivé à la colline, il se trouva aux abords d’une immense vallée. Quelques pas vers la gauche. Son regard est attiré vers le flanc opposé de la vallée. Le souffle coupé, il découvre une ville comme jamais il ne lui avait été donné d’en voir. Des tours recouvertes de miroirs reflétant des lumières colorées et changeantes, piquaient leur cime dans le coton du ciel. Des jardins à perte de vue. Des bâtiments aux formes extravagantes, mais d’une beauté… « Géopolis, la capitale de notre galaxie, la merveille des merveilles, n’existe pas à côté de cette ville. »

« Oui. C’est magnifique n’est-ce pas ? » On s’adressait à lui. « Mais vous ne pouvez pas rester sur notre planète plus de deux de vos journées terrestres. Sinon, tout sera anéanti. » La voix était calme, douce et posée. 6PO cherchait machinalement autour de lui. « Vous ne pouvez pas me voir. Comme tous mes semblables, je suis débarrassé de mon enveloppe charnelle. Mais si vous m’entendez, c’est que je m’adresse directement à la zone de votre cerveau qui décode et comprends les paroles et les pensées. Votre système auditif ne vous est d’aucune utilité pour communiquer avec moi ».

Pris de sidération, 6PO gardait le regard rivé sur la Ville d’une beauté à tomber. La Ville, la voix. Plus d’enveloppe charnelle. Une petite plume blanche effleura son visage.

« C’est la capitale de NerreN, notre planète. J’oubliais de me présenter : mon nom est Palindre. Vous êtes 6PO et vous venez de la terre, enfin GaïaG. Vous avez fait un long voyage. Mon peuple m’envoie vous supplier de quitter NerreN au plus vite. Il faut que vous partiez, sinon tout sera anéanti. Partez, il en va de notre existence et de la vôtre. Cette planète, ses habitants, la Ville. Mais aussi votre vaisseau et son équipage. Et vous 6PO. Rien de tout cela n’existera plus et n’aura jamais existé. Aucune trace, ni dans l’espace ni dans le temps. Sachez que la présence d’un seul atome étranger supplémentaire provoque un déséquilibre fatal. Nous avons réussi à éviter le cataclysme à plusieurs reprises quand d’autres vaisseaux ont tenté de se poser. Mais Pégasus a réussi à atterrir. L’équilibre est désormais rompu. »

L’esprit de 6PO avait fini par digérer ce qu’il venait d’entendre. Il se sentait bouleversé. C’était nouveau pour lui. La perspective de sa propre disparition se mêlait à de la tristesse alors qu’il contemplait toujours la Ville. C’était comme si les propos de Palindre avaient instillé en lui une empathie telle qu’il n’y avait pas de différence dans l’anéantissement total décrit par la présence invisible. La Ville, Pégasus, NerreN, l’équipage, formaient un tout. 6PO ne pouvait se résoudre à cette disparition. Il devait convaincre le commandant de faire repartir Pégasus. Revenant sur ses pas, il se trouva nez à nez avec K102. Furieux, celui-ci tenait par le collier B03 « Bélérophon, au pied ». 6PO en avait oublié B03, le monstrueux chien noir. Mais « Bélérophon » ?? Dans son esprit ce fut comme un choc. Les pensées s’enchainaient à la vitesse de Pégasus.

« B03 n’est pas un chien, lui expliquait Palindre. Il contient un dispositif expérimental destiné à récupérer l’énergie dégagée quand matière et antimatière se rencontrent et s’annihilent, produisant alors une énergie considérable. »
« Arrête-moi si je me trompe. Si la disparition a lieu, B03, euh, Belerophon, enfin le dispositif va récupérer toute l’énergie ? »
« C’est un peu plus compliqué, mais tu as compris l’essentiel. »

K102 était à deux mètres de 6PO, examinant B03 sous toutes les coutures.

– Commandant, nous devons retourner au vaisseau immédiatement et décoller, parce que…
– Non, ça ne fait pas partie de la mission.
– Mais…
– Non, c’est un ordre.
– Je vais vous expliquer …
– Inutile, 6P0, un militaire ne discute pas les ordres.

« K102 refuse de partir. Il ne veux rien entendre »
« Je te sens désespéré, 6PO »
« Je vais le neutraliser. Je peux le faire. Je vais le faire. Et puis tuer B03. Récupérer le dispositif satanique et te le confier Palindre. Tu sauras quoi faire pour éviter la catastrophe. Le Pegasus va repartir, je te l’assure » 

Mais K102 avait disparu avec B03/Bélérophon.

« Il est remonté à bord et tu ne peux plus agir. Le processus est enclenché. »
« Dis-moi que notre présence ici est le fruit du hasard. Que nous n’y sommes pour rien. »
« Il n’existe pas de vrai hasard. »
« Finalement, si Bélérophon récupère toute l’énergie dégagée par l’anéantissement, NerreN, toi Palindre, ton peuple, la Ville et ses merveilles pourront renaître ailleurs, plus tard, dans un autre espace, et un autre temps. Et puis l’esprit est d’une autre nature que la matière. Donc tout pourrait renaître, sous une autre forme. »

Cet espoir était ancré au fond de lui. Mais, moi 6PO, où et qui serai-je alors ?
Aucune réponse de Palindre. Plus personne à ses côtés.
Aussi fort que l’espoir, la tristesse trouva place dans son cœur, s’y incrusta. Espérance et désespérance entrelacées. Ces sensations étaient d’autant plus fortes pour 6P0 qu’il n’avait jamais ressenti de telles choses. Des émotions, crut-il entendre lui dire Palindre. Non, cette pensée venait de lui.

Assis sur le sable gris, 6PO regardait différemment les quelques plumes blanches qui se posaient avec délicatesse autour de lui. Des gouttes d’eau salées dévalaient sur ses joues. Des larmes, pensa t-il. Désormais, il sut qu’une mélancolie singulière l’accompagnerait jusqu’à ce qu’il disparaisse.

 

 

 

"J'ai tendu des cordes de clocher à clocher" ; ... Arthur Rimbaud

Dates à venir

7/8 décembre 2024

Échappée poétique

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