Promenade de petites filles
de Colette N.
On partait de la maison sous le portail, remontant la route vers la gendarmerie où on passait prendre Josiane, la fille du gendarme. On traversait la route et pénétrait dans le parc du château en se coulant entre un pilier et le premier barreau, là exactement où seules les petites filles serpentines pouvaient se frayer un passage.
Devant elles, de grandes étendues de prairie, des fossés bien tracés en une géométrie stricte. En avançant en direction du château, elles frôlaient une maison de poupée juste à leur taille (mais : ne pas entrer) et un kiosque au toit de chaume en forme de champignon (tourner autour silencieusement, s’imaginer qui – quelles personnes importantes – pouvaient en faire leur lieu de séjour). Mais elles obliquaient vers la droite, en direction des grands bois, là où la nature était souveraine. Des sentiers s’étaient creusés, laissant voir une étroite ligne de terre nue en leur centre. Elles foulaient les bas-côtés d’herbe épaisse, en scrutant la variété des hautes herbes et des plantes dont ils étaient parsemés : toutes sortes de graminées, de l’orge sauvage qu’il suffisait de saisir par la tige en glissant la main vers le haut pour se retrouver avec, au creux de la paume, les graines longues et fines séparées de leur attache, cette autre graminée qui laissait dans la main comme de minuscules grains de pavot blonds. On les goûtait, les écrasait sous la dent, appréciant leur saveur sucrée et huileuse et recrachant les pailles et les enveloppes des graines. Des lupins géants redevenus sauvages trônaient également au bord de ces sentiers : leurs couleurs intenses, bleu violacé, cramoisi, retenaient leur regard. Il n’était pas rare de trouver une aubaine de fraises sauvages minuscules et parfumées plus que des grandes. On s’attardait le temps nécessaire pour leur faire un sort.
En poursuivant le long de ces sentiers vers le plus profond des bois, on arrivait à des mares entourées d’un foisonnement désordonné de fougères et de lys d’eau. Panique chez les grenouilles à leur approche : on entendait de gros ploufs et, ensuite, il fallait faire silence et retenir sa respiration pour les découvrir, dardant leur oeil proéminent entre les lentilles d’eau.
Après les mares, les futaies devenaient plus claires et les arbres s’ouvraient en de petites clairières où personne ne les aurait jamais trouvées. On s’allongeait sur l’herbe, faisait des galipettes et des acrobaties : on riait et se chatouillait, on regardait d’en-dessous les rayons du soleil bouger selon le passage des nuages et le vent remuant les branches. C’était l’été, la liberté, le silence faisant écrin aux chants des oiseaux, le temps ne passait plus – ou il passait sans heurt, on s’en apercevait lorsque les rayons du soleil obliquaient davantage, qu’une fraîcheur tombait sur les jambes nues et que l’estomac se rappelait au souvenir de chacune. Il fallait rentrer.
Le plus étonnant, c’est qu’il ne reste aucune trace de ce que se disaient ces petites filles. Les seules traces visibles de leur promenade, c’étaient les bribes de paille et de mousse qu’elles rapportaient dans leurs tresses et les teignes restées fixées à leurs socquettes blanches. Et les échantillons de tous ces trésors ou pailles folles dans les poches de leurs tabliers. Elles disaient en rentrant : « on a été dans les bois du château ». Et c’était tout.