Notre pain quotidien
de Katia Astafieff
La perfection s’était imposée.
Ordonné, réglé, contrôlé, propre, géométrique, pratique, hygiénique, parfait, absolument parfait, le champ s’étendait à perte de vue.
Des kilomètres de blé doré ondoyaient dans le vent. Un océan de blé tendre, immuable, impeccable.
C’était un tableau somptueux de nuances de jaune, en contraste marquant avec le bleu du ciel. C’était beau. Tout simplement beau. Pur. D’une uniformité exemplaire.
Très loin, la ligne d’horizon était on ne peut plus droite.
Un silence rassurant régnait, perturbé parfois par le chant de quelques corbeaux, par une voiture sur la route, ou par une moissonneuse batteuse, merveille technologique gigantesque et admirablement productive.
L’atmosphère était calme et apaisante.
Bertrand trempa sa tartine dans le bol de nescafé chaud. La fine couche de beurre luisant fondit à peine. Le pain était délicieux, avec une mie tendre et fondante et une croûte bien croustillante, qui craquelle légèrement sous la dent.
Le poste de radio diffusait une chanson américaine que Bertrand connaissait par cœur. Chaque jour, à la même heure, elle accompagnait son petit déjeuner, entre deux publicités pour les céréales du matin ou la nouvelle crème solaire aux racines de soja de Normandie. Un verre de jus d’orange du Poitou, une compote de pommes d’Australie et le plein de vitamines était fait pour passer une dernière journée de labeur avant les vacances. Vêtu de son costume gris à la dernière mode, Bertrand alla faire la queue à l’arrêt de bus. Il laissa passer trois véhicules avant de réussir à monter. Certains passagers avaient le regard livide. Un homme vomit dans l’allée.
Une journée comme les autres.
Réunion au bureau. Pause nescafé avec de délicieux biscuits croustillants et brillants, de quoi redonner de l’énergie jusqu’à midi.
Monsieur Ogé, le patron, était encore absent. Problèmes d’intestins, d’estomac, de foie, on ne savait pas trop, mais les rumeurs allaient bon train. Certains soupçonnaient l’ulcère à l’estomac, le stress au travail. D’autres imaginaient qu’il affectionnait un peu trop la bouteille et que son foie commençait à en prendre un coup. D’autres encore le voyaient en malade imaginaire en train de prolonger son week-end avec sa nouvelle maîtresse.
Bertrand n’avait pas d’avis sur la question. Seul comptait son travail qu’il faisait très consciencieusement. Non pas qu’il se passionnât pour celui-ci, mais l’entreprise lui offrait de nombreux avantages en nature qu’il ne fallait pas négliger : massages à l’huile de colza les jeudi soir, week-ends à la campagne gratuits pour se ressourcer, réductions à l’hypermarché sur certains produits de consommation courants comme la crème anti-rides. Bertrand paraissait en effet toujours jeune. En forme. Sportif, bien alimenté, bien massé, bien crémé, bien complimenté sur son travail, la vie était belle.
D’accord, sa femme Madeleine l’avait quitté pour le PDG d’une boite de gâteaux bretons, mais enfin, leur histoire semblait terminée depuis longtemps. Il était revenu à une vie simple, saine, insouciante. Les jours se ressemblaient, mais jamais l’ennui ne se faisait sentir.
A la pause déjeuner, le personnel s’attardait à la cantine de la société, au dernier étage, avec une vue somptueuse sur la ville. Moment d’échanges, de repos, de calme. Une heure pour se relaxer. Les repas étaient toujours formidables pour une simple cantine. Le cuisinier faisait toujours un effort particulier pour sélectionner les meilleurs ingrédients. On n’en connaissait jamais la provenance mais ça n’avait aucune importance. C’était si bon. Excepté quelques cas où des personnes souffraient d’étranges crampes d’estomac, les gens repartaient rassasiés, presque survitaminés. Tous les salariés étaient efficaces. Excepté monsieur Ogé diraient les mauvaises langues.
L’après-midi était bien remplie. Les dossiers s’empilaient sur les bureaux pour atteindre une hauteur impressionnante. Travailler plus pour gagner plus. Alors Bertrand travaillait. Il ne gagnait pas forcément plus mais il pensait à ces prochaines vacances à la campagne, offertes par la maison.
A 19 heures, il était dans le train, en direction du village où il passerait une semaine de repos bien mérité. Il fut accueilli par Mademoiselle Corn, la réceptionniste de l’hôtel, charmante. Elle lui remit la clef de sa chambre, la sept. Premier étage, large balcon, grand lit avec couette moelleuse, minibar rempli de produits régionaux et de mini barres de céréales. Quelques cadres sur le mur montraient des photos de quelques espèces en voie d’extinction : chevreuils, bouvreuils et papillons demi-deuils.
Le soir, une réception avait été organisée. Bertrand en profita pour faire connaissance avec les autres salariés généreusement invités. Mais il n’avait d’yeux que pour Mademoiselle Corn, prénommée Violette, la réceptionniste au sourire irrésistible. Buffet à volonté, musique et même champagne, le luxe absolu. Une soirée parfaite, sauf pour monsieur Dupré qui fit un petit malaise.
Bertrand dormit profondément, apaisé, heureux après une soirée bien arrosée. Il fit un rêve magnifique : il se voyait courir nu dans les champs main dans la main avec Violette.
Bertrand prit son petit déjeuner sur le balcon. Pas de radio. Mais sa chanson habituelle lui trottinait dans la tête. Il était en admiration devant le champ, tout en savourant sa tartine à la mie moelleuse et à la croûte croustillante. Ce champ était extraordinaire.
Ce blé était le plus fort. Le plus beau. Le plus résistant. Le plus vigoureux. Le plus riche en vitamines. Celui qui pousse le plus vite. Le plus jaune. Le plus brillant. Le plus solide. Le plus complet en oligo-éléments. En glucides. Le plus beau blé du monde qui donnait le meilleur pain du monde.
Soudain, Bertrand commença à avoir des douleurs au ventre.
Il s’allongea sur le lit, imaginant seulement qu’il avait un peu trop abusé de nourriture et de boisson le soir précédent.
Mais il avait mal. Très mal. Vraiment mal.
Il se mit à gesticuler sur le lit, les mains sur le ventre.
Des douleurs intenses se faisaient ressentir.
Après avoir vomi, il se sentit mieux.
Une simple indigestion se dit-il.
L’après-midi, il eut droit à une séance de massage, joua aux cartes avec ses nouveaux amis sur la terrasse. Le soir, un vieux film français était diffusé dans la petite salle de cinéma. « Le bonheur est dans le pré ». Bertrand se dit que le bonheur était là, dans les champs, avec le sourire de Violette.
Mais à nouveau, un mal de ventre se fit ressentir. Plié en quatre, il s’effondra de sa chaise. Personne ne fut perturbé par cet événement somme toute banal ici.
A la fin de la projection, il se retrouva seul, par terre, étendu à côté de son siège. Il reprit connaissance et s’aperçut qu’il était seul, seul au monde, qu’il aurait pu mourir quelques instants plus tôt dans l’indifférence générale. Il resta un moment allongé, contemplant le plafond immaculé. Il s’endormit là, manquant de courage pour retourner dans sa chambre.
« Faut pas rester là Monsieur ! ». La femme d’entretien secoua Bertrand au petit matin, dont la présence empêchait le balai de passer. Il s’en retourna vers sa chambre. Dans la salle de bain, il contempla son visage dans la glace. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas pris le temps de se regarder dans les yeux, de se regarder en face. Lui-même. Ses traits lisses et jeunes ne lui semblaient plus tous jeunes. Il passa sa main sur son visage. Sa peau lui semblait lisse, caoutchouteuse, comme un masque, artificielle. Il ne se reconnut plus. Il ressentit une fatigue physique. La fatigue. C’était une sensation oubliée. Presque méconnue. Comment là, maintenant, en vacances dans un cadre merveilleux, pouvait-il se sentir fatigué ? Etrange. Et ces maux de ventres soudains ?
Le mal de ventre. C’était le mal du siècle disait-on. Ce n’était plus le dos. On en parlait vaguement aux informations, mais cela n’avait rien d’exceptionnel. Et pourtant. C’est vrai que cela devenait de plus en plus fréquent. On frappa à la porte. C’était Violette.
« J’ai appris que vous avez fait un malaise. Venez Monsieur, je vous emmène faire un petit tour pour vous aérer un peu, il fait bon aujourd’hui ».
Bertrand retrouva le sourire. Il n’était pas seul. Violette l’emmena dans sa petite voiture pour lui faire découvrir un endroit mystérieux, à quelques kilomètres. Ils traversèrent les champs, immenses et infinis.
« C’est beau ! s’exclama Bertrand. »
« Croyez-vous vraiment cela ? répondit Violette. Croyez-vous que cette monotonie absolue soit belle ? Attendez un peu. Je vais vous montrer autre chose ».
Ils aperçurent un petit bosquet. Violette arrêta sa voiture à l’entrée puis ils commencèrent à marcher sur un étroit sentier.
« La forêt ! » s’exclama Bertrand.
Oui. Ce n’était qu’une forêt, un simple petit bois. On entendait les oiseaux, le bruit du vent dans les arbres, un parfum de fraîcheur.
Ils s’arrêtèrent devant une petite mare. Nénuphars, grenouilles, libellules, demoiselles, moustiques.
Sur le bord du chemin, un escargot, une pâquerette, un coquelicot.
Bertrand était émerveillé. Cela existait. Vraiment. Cela existait encore. Il fut subjugué par la beauté du lieu, envahi d’une sensation incroyable de bien-être, de douceur, de vie. Le vent caressait sa peau. Le chant d’une mésange caressa son oreille. Un papillon effleura son épaule.
Le temps resta suspendu. La douce fraîcheur d’un souffle de vent chatouilla délicieusement le visage et les bras de Bertrand qui frissonna. Il perçut l’humidité de la forêt, les odeurs suaves de la mousse, le froid même qui le fit trembler. Un tremblement de surprise, d’émotions, de sensations retrouvées, simples, humaines, discrètes, fébriles et fortes à la fois. Un bruit soudain le fit sursauter : un jeune chevreuil apeuré sautilla pour s’évader dans les profondeurs du sous-bois.
« Le bonheur est dans la forêt » se dit Bertrand.
Sur la route du retour, ils restèrent silencieux.
Assis sur la chaise longue du balcon, Bertrand avala un cachet anti-douleur. Il regardait le champ, à perte de vue. La ville, les champs. Il existait autre chose. Autre chose que la monotonie. Il voyait devant lui un paysage lunaire, comme désertique. Un jaune invariable. Incroyablement invariable. Triste. Pâle. Uniforme. Laid. Calme et oppressant. Anéantissant.
Il regarda sa tartine. La mie était molle et caoutchouteuse comme sa peau. La croûte était sèche, cassante, rugueuse et craquelée. Quel goût avait ce pain ?
Le goût de la fin. Le goût de l’absence. Le goût du vide. L’anti-goût.
Le même goût que tous les biscuits, normands ou bretons, le même goût que les mini barres de céréales.
Le seul goût possible.
Le dernier goût.
Le goût de la douleur qui s’amplifiait dans son ventre.
Le goût du meilleur pain du monde, fabriqué avec le meilleur blé du monde.
Bertrand choisit qu’il aurait le meilleur des goûts : le goût du sourire de Violette.
Pâquerettes et coquelicots, bouvreuils et moineaux, cigales et escargots, lapins et renardeaux, framboisiers et sureaux : tout cela appartenait désormais au passé, laissant place à la monstrueuse graminée.
Mais pour combien de temps ?