Bagatelle
de Monique Salzmann
C’était dimanche. Elle se réveilla plus tôt que d’habitude. Le ciel était déjà bleu, d’un bleu prometteur. Elle irait voir les roses à Bagatelle.
Elle se leva d’un bond, ouvrit la fenêtre, mit le café en train, prit sa douche et alla s’installer dans le salon, près de la radio avec le journal de la veille.
Elle aimait lire les notices nécrologiques. Tiens ! par exemple, ce monsieur Mandel, ancien commerçant. Ses enfants qui avaient tous fait des études supérieures. Efraïm et Ester, les grands-parents et puis, tout en bas, ces quelques lignes inattendues : « A la mémoire de Lise Gauffier de Boucefranc, par Marenne-Oléron qui avait, au péril de sa vie, caché Jean Mandel. »
C’était pendant la guerre, pensa-t-elle. Elle poussa un soupir d’aise et demeura rêveuse. Aurait-elle, dans les mêmes circonstances, risqué sa vie? Elle en doutait, mais se reprit. À quoi bon ce genre de question inutile ?
Tout en pensant à cette belle journée à Bagatelle, elle dressait l’oreille. De nouveau ces sons assourdis qu’elle n’arrivait pas à identifier. Comme un bébé qui pleure ou bien un chat enfermé dans un placard… Son coeur se serra comme chaque fois qu’il était question de la souffrance d’un animal. N’y tenant plus, elle se leva et alla ouvrir la porte de la penderie. Rien, bien sûr. Mais qu’est-ce que je fais là ? Il n’y a pas de chat chez moi. Pas de bébé non plus d’ailleurs.
Troublée, elle retourna prendre sa place dans le fauteuil et alluma la radio.
Des sons stridents envahirent la pièce. Agacée, elle tendait la main pour changer de station, quand le morceau de musique contemporaine prit fin et une voix d’homme se fit entendre. Les nouvelles sans doute. C’était l’homme de la revue de presse dont elle oubliait toujours le nom. Elle ne fit pas très attention à ce qu’il disait quand elle entendit : « Cela fait aujourd’hui soixante ans que des policiers français firent irruption dans le camp de Beaune-la Rollande et arrachèrent les mères à leurs enfants pour les conduire jusqu’au train qui devait les transporter au camp d’Auschwitz. »
Elle n’écoutait déjà plus cette voix sombre, mais elle entendit encore que les mères devinrent folles dans le train et que les enfants laissés seuls erraient dans le camp ; « Les mères devinrent folles, les enfants erraient ». Elle n’écoutait plus mais entendait encore.
°°°°°°
Dehors, quand elle franchit la porte de son immeuble, le temps était radieux. Quel temps faisait-il ce jour-là à Beaune-la-Rollande? Assez ! ça suffit ! cria-t-elle presque. Et elle traversa la rue.
Au coin de l’avenue, elle vit la gitane à qui elle avait donné l’aumône la veille se diriger vers elle. Elle portait un bébé autour de la taille. Elle tenait un seau et un essuie-glace dans la main en attendant que les voitures s’arrêtent au feu rouge. Elle reconnut le petit bébé aux yeux énormes dans le visage sale. Mais quand la femme arriva près d’elle, la main tendue, elle vit que ce n’était pas la même qu’hier. Elles se repassent le bébé ! Elle voulut crier « vous n’avez pas honte ! » mais ne dit rien. Elle était au bord du malaise et s’appuya un instant contre le poteau métallique. « Non, non », fit-elle faiblement à la femme qui insistait, la main tendue, « non », et elle profita du changement de feu pour traverser.
Elle trouva un banc un peu plus loin sur la petite place qui surplombait les rails du chemin de fer.
Elle était presque assoupie, au soleil, quand retentirent les premiers hurlements. Etait-ce une femme qui criait ? Elle se leva, regarda tout autour. Rien. La place était vide. Pas même une voiture. Un nouveau hurlement déchira l’air. Elle tremblait de tous ses membres. Puis, de nouveau le silence. Elle attendit de retrouver son calme pour repartir. Elle avait la tête vide.
°°°°°°°°
Elle se tint à la rampe pour descendre dans le métro.
« Crimes et Pouvoir. Nous avons tous un secret… » L’affiche était sombre, on voyait mal l’image. La date indiquée était celle d’aujourd’hui.
La station était presque vide. Il y a peu de trains le dimanche.
Sur le quai en face, un homme presque allongé sur son siège pianotait un air de Piaf sur son accordéon. Elle essaya de l’identifier. Elle avait envie de lui demander le nom de la chanson, mais il aurait fallu crier et elle n’osait pas. Il jouait pour lui tout seul, les yeux fermés, la main frôlant à peine les touches de son instrument.
Une femme et un petit garçon arrivèrent sur le quai. Elle était petite, brune et maigre. Lui devait avoir quatre ou cinq ans. Il finissait de manger un eskimo. Il se planta devant une poubelle sur le quai et finit de sucer sa glace. Il pliait soigneusement le papier de l’eskimo autour du bâtonnet en bois, quand le train entra en gare. « Viens ! » dit la mère en montant dans le wagon. Mais le papier était collant. Il continuait de faire son petit paquet avant de le jeter dans la poubelle. La mère, dans le wagon, devant la porte ouverte lui criait : « Mais dépèche-toi ! Monte ! Viens vite ! » Le conducteur actionna la sirène du départ. Affolée, elle cria à la mère: « Mais vous êtes folle ! » et saisissant le petit garçon à bras le corps, courut jusqu’à la porte ouverte et le jeta dans le wagon. Les portes se refermèrent et le métro partit. Elle resta sur le quai, les bras ballants, stupéfaite de son émoi, de son geste.
°°°°°°°
A Bagatelle, il y avait encore peu de monde. Elle avait eu raison de partir tôt.
Humant l’air, elle se dirigea lentement vers son refuge habituel. Quel drôle de mot. Comme si j’avais besoin de me réfugier. Rien ne me menace. Je ne suis pas poursuivie.
Elle s’assit en face de la statue de Moore qu’elle aimait regarder. Elle retrouvait peu à peu son calme et cette grande forme noire qui tenait sur ses genoux, en le protégeant de tout son corps, ce petit être issue d’elle, l’apaisait. Peut-être venait -elle plus pour la statue que pour les roses. Elle fit le geste, elle aussi, de tenir un enfant sur ses genoux. Tout bascula.
Elle entendait le cri du paon dans cette ferme de l’Essonne tandis qu’elle dégageait le petit chaton de sous sa mère qu’il têtait. On lui avait dit « pas avant deux mois ». Elle n’en avait eu cure, elle avait haussé les épaules. Tant de chichis pour une bête. La mère les suivait en miaulant, et ce cri. Qu’est-ce que c’est ? On dirait un enfant qu’on égorge ? « C’est le paon, Madame. On dit qu’il crie Léon. » Léon ? Tiens, c’est pas bête et elle avait appelé le chaton Léon.
Les vrombissements du camion qui les avait ramenés dans sa maison.
La petite bête tremblait de tous ses membres. Elle l’avait serrée dans ses bras et longuement caressée sans pouvoir l’apaiser. Elle va s’habituer. Pas une fois ce chat n’avait ronronné.
Malgré tous les soins qu’elle lui avait prodigués, la pipette de lait qu’elle essayait d’introduire entre ses dents, les caresses, les intonations de la voix, rien n’y faisait. Léon refusait tout nourriture. Il ne miaulait même pas. Il ne faisait que se traîner sur l’immense plancher. Il allait de droite, de gauche, ne cessait de se déplacer. Jusqu’au dernier jour il a marché. Pourquoi n’avit-elle pas essayé de le rendre à sa mère ? L’idée ne lui était même pas venue. Un matin, elle le trouva mort au milieu du salon.
Sur son banc de Bagatelle, face à la maternité de Moore, elle sentit de nouveau le petit corps inerte sur ses genoux.
Elle l’avait enterré dans l’Essonne, dans une boîte de Kleenex trop grande pour lui.