Guillotine dans le jardin (Une)
de Rémy Bloch
Mon voisin, Monsieur Morel, un homme très affable au demeurant, avait une guillotine dans son jardin. Il l’avait dénichée dans une brocante et l’avait entièrement restaurée et remontée. Il en était très fier. C’était, disait-il, le joyau de son existence.
Monsieur Morel était un homme discret. On ne lui connaissait ni famille ni amis. Il habitait la maison mitoyenne, seule une palissade séparait son jardin du nôtre. Par-dessus la palissade, nous échangions souvent, selon la saison, des plants de chou ou des haricots verts. Il réussissait les melons mieux que quiconque, au point de ne plus savoir qu’en faire ; parfois il nous en donnait de pleins paniers en nous disant « Prenez donc, mes chiens n’en veulent plus ». Pour nous convaincre, il se saisissait du plus mûr, et l’ouvrait en deux d’un coup de serpette : « Sentez-moi ça, disait-il, aussi délicat que la gorge d’une jeune fille ! ».
Monsieur Morel était chef de poste au dépôt SNCF de Culmont-Chalindrey. Comme beaucoup de cheminots, c’était un passionné de trains électriques. Il avait monté un circuit dans son grenier et m’invitait à le voir dès qu’il y rajoutait une nouvelle pièce. C’était, il faut le reconnaître, un très beau circuit de train électrique, le plus beau que je n’ai jamais vu, quoiqu’à bien y réfléchir, il me semble que je n’en aie jamais vu d’autre. Moi, je suis charpentier, pas électricien, alors les trains électriques… Mais enfin, pour faire plaisir à Monsieur Morel, j’allais voir son circuit ferroviaire dans son grenier.
Monsieur Morel avait une vieille chienne, qu’il appelait Miquette, et qui trainait lamentablement son arrière-train quand elle se précipitait vers moi pour me faire la fête. Il faut dire que Miquette aimait les visiteurs (ce qui est rare pour un chien), et qu’il n’y avait pas souvent de visiteurs chez Monsieur Morel. Miquette avait la maladie de Curé, que ça en faisait de la peine à voir.
Un jour, Monsieur Morel est venu me voir tout excité : « Bonjour Laurent, viens-voir ce que j’ai déniché dans une brocante, un vrai bijou ! — Une locomotive grandeur nature ? — Non, mieux que ça, tu vas voir ; j’ai besoin que tu me donnes un coup de main pour la monter ». Il faut préciser que je venais juste de finir le lycée professionnel de Langres en option menuiserie charpente, et qu’il avait déjà vu un échantillon de mes talents : les voisins de Monsieur Morel (ceux de l’autre côté), un couple de Parisiens, faisaient retaper une ancienne grange et j’y avais installé une mezzanine. C’est pas simple à fabriquer, une mezzanine.
« Qu’est-ce que c’est ? — Tu ne devines pas ? — Non… — Une guillotine ! Une vraie ! On m’a dit qu’elle avait servie la dernière fois pour Bontemps. Regarde le couperet, regarde la lame, une belle pièce, non ? — Elle est toute rouillée, il faudrait la polir, l’affuter, la graisser… — Eh bien, on fera ça, on va l’affuter, la graisser. Et regarde ces bois, c’est du chêne massif. Tu vas m’aider à la remonter, hein ? Tu sauras faire ça, toi ! — Où donc ? — Où donc quoi ? — Où donc que vous voulez qu’on la monte ? Là, dans la remise ? — Tu n’y penses pas mon garçon, il n’y a pas la place ; dans le jardin, sur la pelouse. — Vous savez, sur la pelouse, ça se verra depuis la rue, et les gens, ils vont jaser. »
Il se décida finalement pour l’installer au fond du jardin, derrière la pergola, bien dissimulée à l’abri des regards indiscrets. Mais ce n’était pas une affaire si simple. Une guillotine, je ne sais pas si vous en avez déjà monté une, c’est qu’il y en a, du bois ; et il en faut, des tenons et des mortaises. Bien sûr, il n’y avait pas de notice : c’est pas comme chez Ikea. Il faut que je vous dise qu’après la mezzanine, les Parisiens m’avaient appelé pour installer leurs éléments de cuisine. Le Parisien, il s’appelle Monsieur Cuchard, il voulait le faire lui-même, mais sa femme elle lui faisait pas confiance, elle disait « Laisse-donc faire le petit, ça sera mieux fait, je veux pas que mes étagères soient tout de guingois comme celles que tu as posées à Massy ». Moi, je pense que c’était pas seulement les étagères qu’il avait de guingois, Monsieur Cuchard, parce que sa femme, après avoir tourné autour de moi d’une drôle de manière, elle est partie avec le boucher de Chalindrey. Enfin ça, c’était pour dire que chez Ikea (il y a un magasin Ikea à Dijon Nord), eh bien, ils vendent pas de guillotines, et c’est bien dommage parce que ça aurait été plus facile de monter une guillotine avec la notice Ikea.
Monsieur Morel ? Oui, il était client chez nous. Il venait souvent. Il nous prenait surtout de la visserie – des tirefonds, des clous, parfois il lui fallait des dimensions hors standard – je savais pas pour quoi faire – alors avec mon mari, ils fouillaient dans la réserve. Monsieur Morel, il était poli, il disait toujours bonjour, mais il était pas causant. Il était, comment dire, un peu bizarre. Toujours seul. On lui connaissait ni femme, ni famille. Ah si, une fois il avait cherché une poulie, nous on a pas ça, c’est spécialisé comme pièce, on lui a dit d’aller à Dijon. À Langres ou à Chaumont, sûr qu’ils n’auraient pas eu ça. Et puis il nous prenait aussi des vernis, des produits pour le bois, contre les termites, parce que c’est vrai qu’il y a des termites par chez nous, on croirait comme ça que les termites c’est que dans les pays chauds, en Afrique et tout ça, mais non, il y en a par chez nous des termites. Peut-être que c’est pas les mêmes qu’en Afrique, parce qu’en Afrique, ils montraient l’autre jour à la télé les dégâts que ça fait, sûr que chez nous c’est pas pareil. Et puis de la graisse. De la graisse pour les outils, moi je me disais, il en prend bien soin, de ses outils de jardin, Monsieur Morel (parce que j’ai oublié de vous le dire, il nous avait aussi acheté des outils de jardin quand il est arrivé ici, une bêche, un râteau, un sarcloir, une binette, enfin tout ce qui faut, quoi). C’était un homme soigneux, Monsieur Morel, méticuleux même. Mais tout de même, j’étais à cent lieues d’imaginer à quoi ça lui servait, tout ça.
Pour monter la potence, ça n’a pas été trop difficile : c’est mon domaine. Monsieur Morel avait trouvé des dessins dans des livres anciens, il les a photocopiés. Certes, ça ne valait pas une notice de montage, mais quand même, ça m’a bien aidé. J’ai tout de suite vu qu’il manquait une pièce, mais j’en ai fait mon affaire : ce n’est pas pour rien que j’ai fait menuiserie charpente. J’ai trouvé ce qu’il fallait comme bois, moi je suis certain que c’était du chêne, mais Monsieur Morel prétendait que c’était du bois de justice (je ne connais pas cette essence). Enfin, quoi qu’il en soit, j’ai taillé la pièce à l’herminette et à la varlope, et basta. La charpente, ça me fait pas peur. C’est avec le mécanisme qu’on a eu du fil à retordre. La poulie était toute grippée, irrécupérable. Il a fini par en dénicher une autre, mais on a eu du mal. Avec la chaîne aussi, et le contrepoids. Mais quand on a eu fini de tout monter, elle avait fière allure, sa guillotine.
Il fallait l’essayer. Alors Monsieur Morel est allé chercher des poulets chez Madame Fournier, celle qui fait les produits fermiers. Avec des poulets vivants il osait pas, mais il a pas voulu que Madame Fournier les plume : « Non, non, laissez comme ça, les plumes je les récupère pour les édredons. — Des plumes de poulet ? Il vaut mieux prendre du duvet de canard, si vous voulez je vous en mets de côté… — Non, non, ça ira comme ça. ».
Monsieur Morel ? Oui, je me souviens très bien. Il venait à la minoterie et nous prenait des sacs de son. Qu’est-ce qu’il pouvait en faire, je ne sais pas trop. Des lapins, sans doute ? En général, quand les gens nous prennent du son, c’est pour les lapins. Vous dites qu’il n’avait pas de lapins ? Comment vouliez vous que je le sache, à l’époque… En général, quand les gens nous achètent du son, on leur demande pas un certificat. On est une minoterie, nous, pas une armurerie. C’est vrai, à y repenser, qu’il était un peu bizarre, cet homme. Il nous demandait pas “trois sacs de son”, mais toujours “trois paniers de son”.
C’est quand la fille du pharmacien a disparu que les gens ont commencé à faire courir des bruits sur Monsieur Morel. La fille du pharmacien, je la connaissais bien, c’était une pimbêche. Son prénom en vrai, c’était Marie-Lise, mais elle se faisait appeler Marilyne. À quatorze ans, elle avait commencé à se servir en rouge à lèvres et en vernis à ongles sur les rayonnages de la pharmacie de ses parents – c’est pour vous dire le genre de fille. Moi, j’avais essayé de sortir avec elle, mais elle m’a rembarré, elle préférait les types plus âgés, les types mariés, même. Alors quand elle a disparu, on a tout de suite pensé à Monsieur Morel. Les gens sont médisants. Tout ça parce qu’une fois il avait été au Paradis. Le Paradis c’est une boîte de nuit sur la route de Vesoul, et on l’avait vu qui serrait d’un peu près la Marilyne, qu’elle lui avait collé une gifle.
Mais moi, je vais vous dire, une fille comme Marilyne, elle avait des dizaines de raisons de disparaître et elle avait pas besoin de Monsieur Morel pour ça. Tenez, la femme de Monsieur Cuchard, qu’est partie avec le boucher de Chalindrey, elle a bien disparue sans qu’on trouve à y redire, alors pourquoi pas Marilyne ? Elle s’est peut-être trouvé un charcutier qu’habite à l’autre bout du département, à Joinville ou à Saint-Dizier. Ou elle est peut-être tombée sur un sadique, quelque part à Dijon ou à Nancy où elle allait souvent traîner.
Alors, qu’on lui fiche la paix, à Monsieur Morel, que je me disais, il a assez de soucis comme ça avec sa vieille chienne qu’est malade à en faire pitié, la pauvre bête.
Justement, la pauvre Miquette, elle traînait de plus en plus son arrière-train en geignant, elle était même plus capable de me faire la fête quand j’allais voir Monsieur Morel pour l’aider à astiquer ses bois de justice. « Faut la faire piquer, cette pauvre bête, que je lui ai dit — La faire piquer ? Aller chez Vernier et lui laisser cinquante euros, après tout le mal qu’il a dit de moi ? » Il faut dire que le fils du vétérinaire, Pierrot Vernier, c’était l’amoureux de Marilyne, alors évidemment. « Pourquoi donc laisser cinquante euros à ce salaud de Vernier, alors qu’on a le matériel qu’il nous faut sur place ? » Il avait pas tort, Monsieur Morel.
La pauvre chienne, elle remuait de la queue parce qu’elle se rendait compte qu’on lui voulait que du bien, qu’on allait s’occuper d’elle. C’est pas bête, ces bêtes-là. Elle s’est couchée sagement sur l’échafaud en mettant sa tête juste là où il faut, et elle a poussé un gros soupir. Monsieur Morel l’a caressée et lui a dit adieu. Il avait des larmes dans la voix. Puis il a libéré le mécanisme, et le couperet est tombé. La tête de la pauvre bête a été tranchée d’un coup, elle a roulé dans le panier de son. Le sang a jailli du cou comme un geyser, on n’aurait pas pensé qu’elle avait encore tant de vitalité.
Monsieur Morel, il venait pas très souvent, c’était pas vraiment un habitué, mais tout de même, oui, je le connaissais. Il venait les vendredis faire son PMU, mais en général il ne s’attardait pas. Pourtant ce jour là, il a commandé un petit cognac et l’a bu comme ça, hop, pourtant on ne l’avait jamais vu boire comme ça, cet homme ; puis il a en a commandé un autre. On voyait bien qu’il y avait quelque chose qui le tracassait. Il avait besoin de parler. Alors je lui ai servi un troisième cognac, “celui-là, c’est la maison qui vous l’offre” et il nous a raconté que sa chienne était morte. Dix huit ans, qu’elle avait la pauvre bête. On voyait bien qu’il avait de la peine. Un homme qui s’attache comme ça aux animaux, il peut pas avoir un mauvais fond.
Quand la petite Émilie, la fille de la postière, a disparu à son tour, les gens ont commencé à regarder Monsieur Morel de travers. Pas à cause de la guillotine, personne à part moi n’était au courant, et croix de bois croix de fer, je n’en avais parlé à personne, pas même à ma mère. Mais la petite Émilie venait faire des ménages chez Monsieur Morel pendant les vacances scolaires, histoire de se faire un peu d’argent de poche. Monsieur Morel l’avait même invitée à venir voir son train électrique dans son grenier. Elle avait refusé, et elle en avait parlé à sa mère. C’est ça qui leur a mis la puce à l’oreille : un type de cinquante ans qui invite une jeune fille à voir son train électrique, c’est franchement pas un type normal, qu’ils ont pensé. « Moi, a fait remarqué ma mère, si j’avais été à la place de sa mère, j’aurais pas laissé une gamine de seize ans faire des ménages chez un célibataire, ou alors, je me serais pas plainte après. »
Les gendarmes l’ont interrogé. Ils sont venus chez lui, ils voulaient regarder dans le jardin. Monsieur Morel leur a demandé : « Vous avez un mandat de perquisition ? — Bien sûr que non, Robert, on va pas demander un mandat de perquisition pour ça ; c’est juste pour voir, pour en avoir le cœur net… — Pas de mandat de perquisition, pas de visite du jardin. C’est comme ça. » Alors ils l’ont emmené à la gendarmerie. Ils l’ont interrogé toute la journée. Puis ils l’ont relâché. Paraît qu’il avait un alibi : lui qui quitte jamais la région, il était parti trois jours à Vierzon juste où moment où la petite avait disparu. Il était à un congrès de ferrovipathes (c’est comme ça qu’il paraît que ça s’appelle, les fêlés qui font collection de petits trains), Ils ont téléphoné à Vierzon pour savoir si c’était vrai, et ils l’ont relâché.
C’est peu après qu’il a eu des ennuis avec la poulie. La poulie, elle était pas d’origine, elle avait pas la bonne largeur rapport à la chaîne. On avait tout essayé : si on mettait une poulie avec une gorge trop étroite, la chaîne se coinçait et le couperet restait coincé à mi-hauteur ; si on mettait une poulie avec une gorge trop large, la chaîne risquait de sortir de sa gorge, alors le couperet tombait de guingois et ça pouvait casser tout le mécanisme. C’est que le couperet, c’est très lourd, et quand il tombe, il prend sacrément de la vitesse. On a fait des essais sur des ballots de son, mais le ballots de son c’est mou, c’est pas comme un cou, alors c’est pas évident. Je sais pas si vous avez déjà essayé de régler une guillotine, mais on dirait pas, c’est pas facile, c’est rudement précis comme mécanisme.
Moi, il m’a tout de suite semblé bizarre. Un monsieur seul qui vous achète d’un coup cinq ou dix poulets et qui vous demande de pas les lui tuer, de juste leur lier les pattes, moi, je sais pas ce que vous en pensez, mais c’est pas normal. Qu’est-ce qu’il en faisait de ses poulets, vous vous rendez compte ? cinq à dix poulets par semaine pour un monsieur seul. J’aurais dû alerter les gendarmes. Mais allez savoir ce qu’ils m’auraient dit, les poulets, enfin je veux dire les gendarmes : que ça le regarde, ce Monsieur, s’il mange autant de poulets, que ça prouve au moins que mes poulets sont bons. Parce que c’est vrai qu’ils sont bons mes poulets, vous pouvez me croire : je leur donne rien que du bon, du grain biologique et de l’herbe, toute la place pour courir. Des bons poulets comme ça, c’est tout de même dommage de les esquinter de la sorte.
C’est quand on a retrouvé le corps de la petite Émilie décapitée dans le Flambard que les choses se sont gâtées pour Monsieur Morel. Cette fois, les gendarmes sont venus avec un mandat de perquisition, et ils n’ont pas eu de mal à trouver la guillotine : je sais pas si vous avez déjà cherché une guillotine dans un jardin, mais même dissimulée derrière une pergola, ça finit bien par se trouver.
Évidemment, ils ont saisi la guillotine comme pièce à conviction, surtout qu’ils ont trouvé du sang sur le bois. Il a fallu que je les aide à démonter la guillotine, parce qu’ils ne savaient pas s’y prendre, pensez-donc. Ma mère a fait la remarque : « tout se perd, si de nos jours les gendarmes ne sont plus capables de monter et démonter une guillotine. »
Quand les gendarmes ont emmené Monsieur Morel, les gens du village voulaient le lyncher, surtout le pharmacien et la quincaillère (la postière était pas là, elle s’était bourrée de calmants et était partie chez sa sœur). « Assassin, qu’ils criaient, on savait bien qu’il traficotait des choses pas catholiques, pensez-donc, un type qui prend dix poulets vivants par semaine — Sans compter les tirefonds et la graisse. Quand je pense que c’était pour entretenir sa machine ! — Et les sacs de son, ajoutait la minotière ». Ensuite, les gendarmes sont revenus retourner le jardin pour retrouver le corps de Marilyne, enfin de Marie-Lise parce qu’une fois morte elle pouvait plus se faire appeler Marilyne, mais tout ce qu’ils ont trouvé, c’était le cadavre de Miquette. Ça ne prouvait rien.
Le lendemain, on a eu les résultats de l’autopsie. Ils ont vu que la fille elle avait été étranglée avant d’être décapitée, et qu’on lui avait découpé le cou avec un couteau de boucher. Et le sang sur le bois de justice, ils ont fait l’analyse : rien d’autre que du sang de chien et du sang de poulet.
Les gendarmes sont revenus, ils ont fouillé partout, et ils ont retrouvé le couteau dans le Flambard. C’était un couteau de boucher qu’avait été acheté à Chalindrey. Ils m’auraient demandé, je le leur aurais tout de suite dit que ça pouvait pas être Monsieur Morel qu’avait fait le cou. Je sais pas si vous avez déjà vu comment ça tranche, une guillotine ; moi j’avais bien vu avec Miquette : c’est net et sans bavure !
Le lendemain, Monsieur Cuchard, le Parisien, a avoué. Il avait fait ça rapport avec sa femme qu’est partie avec le boucher de Chalindrey. Ils ont pas relâché Monsieur Morel tout de suite, à cause de Marilyne. Faut dire que la pharmacienne a fait des pieds et des mains pour pas qu’on le libère, parce qu’elle disait qu’un type qui a une guillotine chez lui dans son jardin est capable de tout, et en particulier de guillotiner sa fille. Elle a pas tardé à rabattre son caquet, la potarde. Parce que c’est moi qui l’ai retrouvée, sa Marilyne.
Le samedi soir, histoire de me changer les idées, avec mon frère Manuel, on est allé se louer des films porno et on s’est installé chez lui avec des bières. On s’est regardé « Suce-moi salope » et « Trois chiennes en chaleur ». Quelle n’a pas été ma stupeur de reconnaître Marilyne dans « Trois chiennes en chaleur ». Elle se faisait mettre par devant et par derrière pendant qu’elle en suçait un troisième, et elle avait l’air d’aimer drôlement ça, la salope ; il n’y avait pas de doute : c’était bien elle. On a fait ni une ni deux, on est allé chez les gendarmes et on leur a montré le DVD. On a bien rigolé avec eux ; ils ont demandé s’ils pouvaient le garder, c’était pour les besoins de l’enquête. On a dit oui, c’étaient finalement des types super cool, ça a pas l’air comme ça les gendarmes. Ils se sont renseignés et ils ont retrouvé les traces de Marilyne à Marseille, c’était là qu’elle avait fait le casting. Le lendemain, les collègues de Marseille (pas les miens, ceux des gendarmes), convoquaient Marilyne, qui était toujours là-bas, sur un nouveau tournage. Marilyne a donné toute les explications : elle était partie de chez elle et elle avait pris le train direct de Culmont-Chalindrey jusqu’à Marseille (Monsieur Morel m’a dit que c’était une menteuse, elle a au moins dû changer à Dijon ou à Lyon Part-Dieu, il connaît tous les horaires), et là-bas elle avait trouvé ce job, elle en était vachement contente. L’affaire était classée. Moi, ce qui m’a épaté, c’est qu’une fille comme Marilyne soit allée jusqu’à Marseille !
Ils ont libéré Monsieur Morel avec des excuses et lui ont rendu sa guillotine. Rien ne s’oppose à ce qu’un particulier possède une guillotine du moment qu’il en fait bon usage. Je me suis proposé pour l’aider à la remonter dans le jardin, mais Monsieur Morel n’avait plus envie, il était écœuré. Après tout ce que les gens avaient dit. Sauf la pharmacienne, qui maintenant faisait profil bas. Monsieur Morel a fait don de sa guillotine à l’écomusée de Fayl-Billot. Elle a maintenant fière allure entre les râteaux à foin et les panières en osier.
Hier, tandis que je rangeais ma mobylette dans la grange, Monsieur Morel m’a hélé : « Dis-moi Laurent, ton frère Manuel, il est pas électricien ? »