Un couple idéal
de Camille Beurdeley
Marie et Hubert étaient le couple idéal, leur entourage d’ailleurs ne manquait pas une occasion de le leur rappeler.
Il y a dix ans, pendant des vacances à Carnac, ils avaient partagé un 8 mètres et c’est comme ça que leur histoire avait commencé. Hubert lui était apparu alors qu’elle montait sur le voilier. Il était grand, déjà un peu trop maigre, mais l’été était passé par là et lui donnait un léger hâle qui ne l’avait pas laissé insensible à l’époque. Il avait surtout comme qualité d’être le plus âgé de la bande, ce qui lui conférait par ce seul fait d’être le centre de toutes les discussions des cinq filles qui composaient l’équipage. Hubert était déjà dans la vie active. Il venait de terminer son service militaire et était donc maintenant un homme. Les autres garçons de la bande étaient quant à eux encore étudiants, donc fauchés et ne présentaient pas grand intérêt.
Marie n’avait alors que 22 ans. Elle étudiait le droit à la Sorbonne en attendant de trouver le mari idéal. Enfin, il lui était apparu. Elle n’aurait donc pas à retaper cette année de licence qui avait été si catastrophique. En plus, elle allait échapper aux blagues des grandes tantes sur les Catherinettes. Sa sœur avait subi jusqu’à ses 30 ans ces réflexions d’un autre temps. Passé cet âge, le malaise était devenu si grand que plus personne n’avait osé faire de l’humour sur son célibat.
Tout se passa donc très vite. Hubert l’emmenait boire quelques citronnades sur le port après le dîner. Un soir, il lui servit un gin tonic et ils échangèrent leur premier baiser. Marie ne se souvenait pas exactement de cet épisode mais Hubert aimait tellement le raconter qu’à force, elle s’était appropriée la scène et l’avait transformé en souvenir.
Le mariage avait lui aussi été parfait. Bien sûr, elle avait dû arrêter ses études pour tout organiser. De toute façon, à quoi bon continuer son droit ? Elle serait bientôt une femme mariée et bénéficierait donc du statut social qui va avec. Hubert avait une carrière prometteuse devant lui. Très vite, ils auraient des enfants et habiteraient l’appartement boulevard Saint Germain dont ses futurs beaux-parents leur feraient donation.
Les préparatifs occupèrent Marie toute l’année. Il fallut d’abord trouver une date à laquelle le père de Prémare était disponible. Il avait baptisé et marié trois générations et il ne fut même pas question d’envisager un autre ecclésiastique. En plus, il recevait les dons de la famille depuis dix ans. Il fallait bien à un moment avoir un retour sur investissement. Le 26 août fut choisi. C’était une bonne date : les cousins Bayerie seraient rentrés de leurs vacances à la Baule, les parisiens pourraient faire une halte avant de remonter vers la Capitale et puis surtout Hubert aurait le temps de prendre quelques couleurs pour avoir bonne mine sur les photos.
Les robes des petites filles d’honneurs furent choisies à partir d’un catalogue Cyrillus et par souci d’économie, une couturière les dupliqua en 5 exemplaires. Quant à sa robe de mariée, Marie n’eut pas vraiment le choix. Elle dut porter la robe de famille qui avait été faite à l’occasion du mariage de ses grands-parents. La couturière avait fait des miracles et avait put compenser ses rondeurs grâce aux quelques centimètres pris dans l’ourlet. Sa mère n’avait pas eu cette chance. Elle était déjà enceinte de 6 mois quand elle se maria et la robe ne put rien faire pour cacher ce ventre désolant.
Le mariage eut lieu dans la propriété familiale qui appartenait à la grand-mère de Marie, comme il se doit. Ses parents auraient aimé recevoir les 170 invités en tant que propriétaires. Mais la grand-mère était tenace et n’avait pas l’intention de céder sa place. Cela faisait 20 ans que sa mère lorgnait le titre de maîtresse de maison, l’occasion était pourtant idéale mais une fois de plus elle n’eut droit qu’au second rang et laissa sa belle mère présider la table principale.
Les premiers mois du mariage se passèrent dans une totale insouciance pour Marie. Elle profitait du nouveau statut qui lui était offert. Elle adorait quand les commerçants l’appelaient Madame de Rochebois. Elle n’hésitait pas à agiter sa main en avant à chaque fois que l’occasion se présentait, en espérant bien que son interlocuteur remarquerait la marguerite en diamants qu’elle portait au doigt. Son amie Amélie, qui s’était mariée quelque mois avant elle avec Martin Deschamps, n’avait eu droit qu’à un simple solitaire.
Ce n’est qu’au bout de seize mois que les premières réflexions arrivèrent. Sa mère commença à lui demander « si tout allait bien de ce côté-là ? » D’abord, Marie ne comprit pas l’allusion mais, devant l’air contrit de sa mère, elle prit conscience du sens de sa question. Oui tout allait bien de ce côté-là. De toute façon, à l’époque, avec quoi aurait-elle pu comparer?
Pendant plusieurs mois et de manière très rigoureuse, Hubert et Marie essayèrent d’avoir un enfant. Ils finirent par se rendre à l’évidence : il y avait bien un problème de ce côté-là. Marie commença à aller voir des médecins et à faire de multiples tests. Malheureusement, à cette époque Hubert travaillait beaucoup – il devait penser à sa carrière – et ne put donc l’accompagner qu’à de rares occasions. Comme les médecins ne trouvaient rien, Marie fut finalement déclarée stérile par toute la famille, sans aucune autre forme de procès.
Elle sentit pendant quelques mois un malaise avec ses beaux-parents mais Hubert fut très compréhensif et la déculpabilisa. Ils trouveraient d’autres occupations, ils étaient un couple moderne et n’avaient pas besoin d’enfant pour exister. Bien sûr, ils abordèrent à quelques reprises le sujet de l’adoption. Mais la procédure en France était laborieuse et l’idée d’avoir un peu de couleur dans la famille ne faisait pas l’unanimité. Marie renonça donc à ses ambitions maternelles et rendit à sa cousine Jeanne, mère de quatre enfants, le landau qu’elle lui avait si gentiment prêté.
Pour ne pas s’ennuyer, elle s’inscrit à des cours d’encadrement et faisait même un peu de bénévolat à la paroisse. Cependant, Marie avait d’autres projets et voulait reprendre ses études. Hubert, une fois de plus, fût très compréhensif et l’encouragea. Si elle obtenait une licence, elle pourrait devenir institutrice et s’occuper des enfants des autres.
Ce retour à la fac fut un vrai bouleversement dans la vie de Marie. Très vite, elle sympathisa avec Salira et Vanessa qui venaient des banlieues nord de Paris. Elles étaient toutes les deux très ambitieuses et malgré les difficultés matérielles, elles n’avaient qu’un rêve : enfiler un jour la robe d’avocat. La première fois que Salira et Vanessa vinrent chez Marie, celles-ci restèrent un peu interloquées devant le portrait de l’aïeul, Général d’Infanterie, qui trônait dans l’entrée. Mais très vite, elles s’approprièrent l’endroit qui devint le QG de la joyeuse bande. Hubert ne rentrait que tard le soir et les filles avaient pris l’habitude de refaire le monde en fumant des joins avachies sur les trois Louis XVI dont le couple avait hérité pour leur mariage.
Elles obtinrent leur licence, puis leur maîtrise et s’inscrivirent en DESS de droit des affaires. Hubert ne comprenait pas pourquoi sa femme ne passait toujours pas le diplôme d’institutrice mais, tant qu’elle était étudiante, l’équilibre était conservé et il gardait son statut de chef de famille. C’est en cachette que Marie dut passer le concours d’avocat, ce qu’elle obtint avec brio et ce qui déclencha après 6 ans de mariage la première crise du couple.
Hubert, qui avait été jusque là très compréhensif, ne voulait pas que sa femme soit avocate : c’était un milieu violent et agressif qui ne lui correspondait pas. Pourquoi ne voulait-elle pas enseigner, elle qui aimait tant les enfants ? Au moins elle rentrerait tous les soirs à 17h00 et pourrait continuer à s’occuper de la maison.
Pour la première fois de sa vie, coachée par ses amies, Marie tint tête. La belle-mère fut appelée en renfort, mais rien n’y fit et c’est en octobre 2001 qu’elle prêta serment. Vanessa et Salira étaient entourées de leur famille qui avait traversé tout Paris pour l’occasion. Des larmes de fierté perlaient au coin des yeux de leurs parents. On pouvait y lire les années de sacrifices et de travail enfin récompensées. Les parents de Marie n’étaient pas venus et le reste de la famille non plus. Même Hubert avait atteint ses limites et préféra faire un tennis.
Marie trouva rapidement une collaboration dans un cabinet, près des Champs Elysées. Le travail était dur mais tellement gratifiant. Effectivement, Hubert avait raison, la maison était moins bien tenue et il fallut augmenter les heures de la femme de ménage.
Une fois la crise passée, le couple essaya de se rapprocher. Hubert évitait toutes questions qui tournaient autour du métier de Marie et Marie par discrétion ne racontait pas ses journées. Heureusement, elle retrouvait encore régulièrement Salira et Vanessa avec qui elle continuait à refaire le monde et à pouvoir échanger sur leur nouvelle vie. Et puis les soirs où les filles n’étaient pas disponibles, elle traînait au bureau et discutait avec l’homme de ménage qui lui contait des histoires de son pays lointain. Il était gabonais et était venu en France dans l’espoir d’une vie meilleure. Sa famille et sa culture lui manquait et ils partageaient parfois cette douloureuse solitude.
La vie s’écoulait ainsi, convenue et sans vague. Hubert et Marie continuaient à aller faire du bateau l’été à Carnac. La grand-mère était enfin morte et ses parents avaient hérité de la maison familiale dans laquelle ils se rendaient aussi régulièrement. Sa sœur s’était enfin mariée. La famille n’avait pas trop mal accepté la mésalliance. A 36 ans, on ne peut plus vraiment faire la difficile.
Ce matin là, en découvrant les résultats de son test de grossesse, Marie ne sait pas trop quoi penser. Elle est d’abord un peu hébétée face à ce petit bout de plastique bleuté qu’elle tient entre ses mains. Cela fait plusieurs jours qu’elle l’a acheté sans parvenir à l’utiliser. Mais hier soir, alors qu’elle était rentrée du bureau plus tôt qu’à son habitude, elle avait trouvé Hubert au téléphone avec sa mère qui organisait les vacances de Noël. Il n’avait pas pris la peine de lui en parler, c’était une telle évidence qu’ils descendraient à Carnac pour passer Noël en famille. Tout le monde comptait sur eux. Comment peut-elle lui en vouloir ? Ils fonctionnent ainsi depuis si longtemps : Noël à Carnac dans sa belle-famille et le jour de l’an chez ses parents à elle. Mais ce soir-là, ce simple détail la glace, la paralyse. Va-t-elle passer Noël et le jour de l’an aux mêmes endroits jusqu’à la fin de sa vie ?
Debout dans la salle de bain son regard fixe le test et de longues minutes s’écoulent ainsi. Elle, face à la glace dans laquelle elle ne se voit pas. Cela fait tellement de temps qu’elle ne se voit pas, qu’elle ne s’écoute pas. Il y a d’abord eu ses premières années de mariage qui lui apparaissent aujourd’hui comme une autre époque, une autre vie. Puis maintenant son métier d’avocate, de femme libérée, mais pas encore tout à fait. Et tous ses nouveaux rêves qui la taraudent depuis plusieurs mois. Partir ? Quitter le carcan familial. Partir ? Quitter la France. Partir ? Fuir ou simplement voyager. Partir ? L’Asie, l’Amérique, l’Afrique ? Pourquoi pas l’Afrique ?
Petit à petit, elle se laisse entraîner par l’idée de porter cet enfant. Elle ne peut pas vraiment sentir encore de bouleversement physique mais déjà elle sent un peu de vie grandir en elle. Des frissons parcourent son corps, est-ce de la peur, de l’excitation ? Elle a du mal à le définir et s’interroge. Pourra-t-elle faire face à ce bouleversement ? Ce nouvel équilibre ? Comment sa famille va-t-elle réagir ? Et que va penser Hubert, qui aime tant son petit confort et sa vie bien tranquille ? Elle l’entend derrière la porte qui se prépare avant le travail. Lui n’a rien remarqué. Impassible comme à son habitude. Comment aurait-il pu remarquer quelque chose, ils sont si loin l’un de l’autre depuis si longtemps.
Tout à coup un éclair traverse son esprit, un coup de tonnerre qui l’assomme, la cloue sur place. L’évidence est tellement énorme qu’elle pique un fou rire devant sa naïveté. Comment peut-elle être enceinte si elle est stérile ? Le verdict familial pourrait-il être remis en question ? Comme un rideau de théâtre qui vient de se lever, toute sa vie défile sous ses yeux. Ses premières interrogations face à l’absence de grossesse. Les tests, les visites médicales, seule, toujours seule. Et puis surtout le silence qui avait suivit cette période. Elle ne se souvient plus exactement comment ça s’était passé, mais après des vacances en famille à Carnac, elle n’était pas retournée voir de médecin, persuadée qu’il n’y avait plus rien à faire et le mieux était de se faire oublier. Hubert ne semblait pas trop lui en vouloir et c’était peut-être mieux de ne pas insister. Elle n’éprouve même pas de colère face à cette révélation. Elle est lasse et veut simplement en finir.
Elle reprend petit à petit ses esprits et part tout de même au Cabinet en emportant ses interrogations avec elle. Toute la matinée, elles ne la quittent pas. A midi, elle va marcher le long des quais de Seine. De nouveau, elle essaie de retracer le cours de sa vie. Elle n’a que 32 ans et comment a-t-elle pu en arriver là ? Au fond d’elle, elle sait. Elle n’a jamais été capable de casser ce lien qui l’unit avec sa famille. Elle a pourtant toujours su qu’elle est différente, mais ce besoin vital de se faire aimer par les siens était plus fort que de s’aimer elle-même. Sa sœur avait été plus courageuse. Elle avait su dire non. Non aux prétendants qui lui avaient été proposés, non aux traditions, au milieu social, à la religion. Il est peut-être temps pour Marie de suivre l’exemple de sa sœur. Elle veut une autre vie. Elle veut être libre.
En pensant à l’appartement qui l’attend ce soir, le poids familial lui plombe les épaules. Elle imagine Hubert assis dans le grand salon, un verre de whisky posé sur l’accoudoir du fauteuil Louis XVI. Il a pris cette habitude depuis quelques mois et la bouteille de whisky met de moins en moins de temps à se vider. Peut-être que lui aussi se sent seul ? Peut-être que leur vie à lui aussi ne lui convient pas ? Sa décision est prise. Elle va lui parler. Elle doit le quitter. De toute façon, elle n’aurait pas pu lui cacher très longtemps que l’enfant ressemble plus à Moustafa, qui lui vide les poubelles de son bureau, qu’à l’ancêtre qui trône dans l’entrée.