Victor

Vincent Labrunie
labrunie.vincent@orange.fr

 

C’était les vacances de février et on était en Bretagne.

Mon père dit toujours que ça lui rappelle son enfance.

Devant la maison il y avait un grand jardin. Tout au fond, à côté de l’ancien puits, nous avions installé notre quartier général. Pour construire la cabane, mon père nous avait aidés. Elle était belle, nous avions chacun notre siège. Elle était grande, nous y tenions debout.

Avec Romain, c’était bien. Maman nous laissait partir dès le matin. On devait juste rentrer pour midi et ne pas sortir du jardin. Avant d’y aller on écoutait ses recommandations : Romain, tu fais bien attention, Alex est encore petit tu sais.

Romain prenait un air sérieux, faisait oui-oui de la tête et moi je l’imitais, comme un grand en serrant bien fort sa main. Romain c’est mon cousin. Il a dix ans et c’est lui le capitaine. Bientôt je serai sous-capitaine. Il me l’a promis.

C’était le troisième jour et comme il pleuvait on s’était équipé. n avait mis nos bonnets et nos bottes. On avait aussi nos bâtons et Romain son couteau. C’est un opinel n° 6. C’est son père qui lui a acheté, l’an dernier, en Auvergne. Moi j’en ai pas. J’en aurai un pour mes sept ans à la fin des vacances. C’est ce que m’a dit mon père. J’espère qu’il n’oubliera pas.

Quand on est arrivé au fond du jardin, on n’y voyait rien tellement il pleuvait. On était trempé. J’ai pensé : on devrait rentrer, on serait mieux au chaud, on pourrait faire un Monopoly. Mais comme Romain continuait je l’ai suivi sans rien dire. J’avais une main serrée sur mon bâton et l’autre enfoncée dans ma poche. J’avais froid et je n’arrêtais pas de penser à l’épreuve qui m’attendait : je devais monter dans l’arbre de la cabane les yeux bandés et y rester au moins cinq minutes…c’est ce que Romain m’avait dit. Quand il m’a touché le bras j’ai sursauté.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Chut ! Tu vas nous faire repérer. Couche-toi !

– Me coucher ? Mais où ?

– Là !

– Dans l’herbe ? Mais c’est mouillé…

– Et alors ? Tu veux devenir sous-capitaine ou quoi ?

Une fois allongés dans les hautes herbes, il m’a montré. Il y avait quelqu’un dans la cabane. On voyait deux pieds nus qui dépassaient. Ils étaient énormes. C’était pas des pieds d’enfant.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

– Rien. On attend et on ne bouge pas.

Au bout d’un moment Romain m’a demandé d’aller en mission de reconnaissance. Comme je ne voulais pas, il m’a menacé de ne plus me faire passer sous-capitaine. Alors je me suis relevé. Je ne suis pas une poule mouillée. Il m’a dit : T’inquiète pas, je te couvre. Et il a sorti son opinel. Moi j’avais bien le vieux couteau de cuisine que maman m’avait donné, mais il était dans la cabane, bien caché dans ma boîte à secrets, sous la grosse pierre.

Je me suis avancé doucement, plié en deux, sautant de buisson en buisson comme font les Indiens. J’ai vu quelque chose bouger dans la cabane et puis ça a grogné, ça a aboyé fort, si fort que je me suis sauvé à toutes jambes avant de me jeter dans l’herbe à côté de Romain.

– Il y a un chien là-dedans ! Il a failli me tuer ! Si je n’avais pas couru il m’aurait bouffé !

– J’ai vu, a fait Romain, regarde !

L’homme s’était dressé. Debout devant notre cabane il s’est étiré longuement. Il a caressé le cou du chien. Nous étions tout près, nous l’entendions respirer.

– Tout doux Victor, tout doux. J’crois qu’on dérange. Allez viens le chien, on y va. La pluie va bientôt cesser.

Et puis il s’est tourné vers nous. Il avait l’air vieux et fatigué. On ne voyait pas ses yeux à cause du bonnet mais sa barbe était grise. Il nous a souri.

– Salut les mômes, à la revoyure et merci pour la cabane !

Il a ramassé son bâton et son sac et ils sont partis. Ils ont traversé le talus et pris le chemin boueux qui descend vers la mer.

Quand on s’est relevé la pluie avait cessé et le soleil perçait. On était drôlement impressionné.

Dans la cabane on a rien vu. Devant, il avait fait du feu. Les cendres étaient noyées. Il n’avait touché à rien, dans ma boîte il y avait toujours le couteau, la pierre n’avait même pas été bougée. J’étais soulagé. Romain fouillait partout, dehors, dedans, dans chaque recoin. Il n’a trouvé qu’une crotte et trois mégots mouillés. Il les a longuement examinés.

– C’est du brun.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Du brun ! Du tabac brun, des cigarettes. On va les garder. Ce sont nos pièces à conviction, passe-moi ta boîte !

– Non pas ma boîte…

Il me l’a réquisitionnée, je n’ai rien pu dire. J’ai mis mes objets secrets dans mes poches. Il me faudrait une autre boîte. Nous avons décidé de rentrer, d’ailleurs c’était l’heure. Maman nous attendait, elle nous a fait enlever nos bottes et nous a envoyés nous changer. Déjà Mathilde nous tournait autour. En enlevant son manteau trempé Romain avait bien essayé de dissimuler la boîte, mais rien n’échappait à Mathilde.

– Boîte, moi aussi boîte !

Elle s’accrochait des deux mains et elle tirait.

– Qu’est-ce que c’est que cette boîte toute rouillée ? Maman est intervenue, elle s’en est emparée et l’a posée sur la table, hors de portée des mains de Mathilde qui maintenant entreprenait de grimper sur une chaise. Alors papa a quitté le fauteuil où il lisait le journal.

– On peut voir ce qu’il y a là-dedans ?

Avec Romain on s’est regardé, bien embêtés.

– Ben…

– Quoi Romain, c’est pas dangereux, ça va pas nous mordre ? Je veux juste lui montrer, après je te la rends, d’accord ?

Mon père s’est assis, il a pris Mathilde sur ses genoux et lui a dit : On ouvre, on regarde et on rend aux garçons, d’accord ?

Elle a fait « oum », ça veut dire oui chez elle. Maman s’est approchée pour regarder. Nous, on attendait, en chaussettes sur le sol mouillé. Quand il l’a ouverte, Mathilde a été la plus rapide. Elle y a plongé une de ses mains et en a ressorti un doigt maculé de boue qu’elle a porté à ses lèvres en disant : « pouah, caca ! ». Et tout le monde a éclaté de rire.

Ce jour-là, on a mangé vachement tard. Romain a dû tout raconter.Tout ça à cause de Mathilde. Et j’avais faim moi !

Après le déjeuner maman nous a demandé de ne pas ressortir tout de suite et de monter jouer dan notre chambre. Tout ça pour discuter tranquille, c’est toujours comme ça qu’ils font. Mais avec Romain on avait laissé la porte entrouverte pour pouvoir les espionner et on a tout entendu ou presque. Parce qu’avec Mathilde qu’arrêtait pas de dire : « moi aussi’couter », c’était pas très facile. On a compris qu’ils parlaient de la cabane et, quand après le café ils nous ont expliqués qu’il ne fallait pas y retourner, on n’a pas été vraiment surpris.

– Mais enfin papa, ce n’est pas dangereux, c’est toi qui le dis tout le temps !

– Ecoute Alex, tu sais bien que ce n’est plus pareil.

– Tu n’as qu’à venir avec nous, a fait Romain, comme ça s’il revient, tu seras là…

– Je ne vais pas passer mes journées à l’attendre…

– Non, mais tu peux juste y aller cet après-midi pendant que Mathilde fait la sieste…

– Je ne dis pas non…mais nous ne voulons pas que vous y retourniez seuls. Compris ?

J’avais un peu peur. Papa marchait vite et je me raccrochais à sa main. Romain courait devant et papa a dû crier pour lui dire de rester avec nous.

– Romain, tu nous attends !

– Mais c’est pas dangereux, il est parti, on l’a bien vu, pas vrai Alex ?

– C’est vrai, j’ai dit, il est parti.

Mais mon père a ajouté : Et s’il était revenu ?

Il devait être vers les quatre heures, on sentait l’humidité de la nuit qui se préparait à tomber.

En premier on a vu le chien. Il ne bougeait pas. Couché devant l’entrée, le museau entre ses pattes. J’ai chuchoté : Papa…le chien…il est mort.

– Mais non, il ne mord pas.

Et papa qui n’aime pas trop les chiens a fait semblant de ne pas avoir peur en s’approchant de lui et en lui tendant une de ses mains ouverte en signe d’amitié.

C’était vrai, il vivait. Je suis venu tout près de lui. Il gémissait. Doucement, sans faire de bruit, sans une larme, il pleurait. Je me suis agenouillé et je l’ai caressé. J’étais craintif, un peu méfiant, prêt à retirer ma main. Il m’a laissé faire. Alors, d’un coup, j’ai oublié tout ce que je savais des chiens qui mordent, qui grondent et sortent les crocs. Je l’ai entouré de mes deux bras, je me suis couché sur lui et je lui ai parlé.

– Pleure pas le chien, pleure pas Victor. Je reste avec toi, je suis là, pleure pas comme ça.

Ils étaient dans la cabane. Je n’ai pas entendu quand mon père a dit : Merde ! le vieux, il est mort ! C’est Romain qui me l’a raconté après. Lui, il avait tout vu. Comment il était sale, comment il puait. Et puis aussi les pieds. Rouges, énormes, sans chaussures.

Moi, j’étais avec Victor-le-chien, je lui parlais tout bas à l’oreille, je lui disais : « T’en fais pas Victor, je serai toujours là, moi, je ne te quitterai jamais ».

Quand mon père a dit : « Bon, on rentre à la maison », je n’ai pas voulu venir. Je me suis accroché au chien. Ils m’ont parlé mais je ne les écoutais pas. Et puis Romain s’est énervé. Il s’est mis à me crier dessus. Mon père l’a fait taire.

– Il y a un mort ici. Un peu de calme. Un peu de respect.

Et ça, je l’ai entendu.

J’ai vu mon père s’asseoir par terre, sur une pierre, il ne savait pas quoi faire. Romain, vexé, attendait plus loin.

Mon père s’est levé, il avait fini sa cigarette. Il l’a appelé et lui a demandé de rester avec moi le temps qu’il aille téléphoner. Romain ne voulait pas.

– On ne peut pas laisser Alex tout seul ici. Je dois aller prévenir la gendarmerie et toi tu dois rester avec lui. C’est un ordre, Romain, ça ne se discute pas.

Après son départ, Romain m’a dit des trucs. Il s’est caché et pour m’effrayer, s’est mis à pousser de drôles de cris. Comme je ne réagissais pas il s’est désintéressé de moi et il est entré dans la cabane, ce qui, pourtant, était interdit. Il en est vite ressorti, triomphant, en disant : « Regarde ce que j’ai trouvé ! ». Il tenait un briquet à essence, un zippo, mon père en a un. Victor s’est redressé, il a grogné, je l’ai retenu.

– Remets ça où tu l’as trouvé, ce n’est pas à toi !

Il a regardé le chien et il m’a obéi.

Après, bien sûr, ils sont tous venus. Les gendarmes, les pompiers, ma mère, Mathilde et même le voisin avec sa femme. Ils ont enveloppé le corps dans une couverture, l’ont posé sur un brancard, l’ont porté jusqu’à l’ambulance qui venait de Morlaix. C’est là qu’il sera enterré.

Et ils sont repartis.

Mon père et ma mère ont bien voulu que je reste au fond du jardin avec Victor. C’est ce qui m’a sauvé. Je n’aurai pas supporté d’être séparé de lui. Et puis, si je n’étais pas resté, jamais Victor ne m’aurait parlé comme il m’a parlé cette nuit-là.

Ce devait être la pleine lune car la nuit était vraiment claire.

Je n’avais pas peur.

Mon père m’avait porté mon sac de couchage et puis aussi de quoi manger un peu. Des gâteaux, du chocolat. Quand je me redressais pour jeter un coup d’œil vers la maison, je voyais la lumière en bas dans la grande pièce et je savais qu’il ne dormait pas, qu’il m’attendait. Je lui avais dit que je ne voulais pas quitter Victor, que j’étais prêt à passer la nuit avec lui s’il le fallait. Il avait souri. Maintenant c’était Victor qui me souriait. Il ne pleurait plus et me regardait. Il était beau. Il était noir et blanc. Il avait de grandes oreilles tombantes et un long museau fin. Quand il m’a dit : « Qu’est-ce que tu vas faire ? », je n’est pas été surpris.

– Je vais rester avec toi.

– Oui, mais après ?

– Après ? Je ne sais pas, tu pourrais venir avec moi à Cergy, tu habiterais à la maison, je m’occuperais de toi…

– Oui je sais. Mais je suis un vieux chien et je vais bientôt mourir, comme Victor.

– Victor ?

– Il s’appelait Victor. Il ne m’avait jamais donné de nom. Il ne voulait pas de moi. C’est moi qui suis resté. Ce sont les autres qui disaient « Victor-le-chien ». A la fin, lui aussi le disait. Il m’a gardé. Je l’aimais bien, Victor.

– Victor, comment c’est quand on meurt ?

– J’en sais rien Alex, je suis comme toi. Je suppose qu’on sait seulement quand ça arrive. Tu vois, le vieux Victor, cet après-midi quand on est revenu à la cabane, il s’est allongé et m’a appelé : « Victor-le-chien, c’est fini. Je vais partir. Toi, tu vas rester, là, devant, tu ne bougeras pas et tu attendras que les gosses reviennent. Allez, adieu le chien, je t’aimais bien. ». Alors j’ai fait comme il m’avait dit. Je l’ai laissé dans la cabane et je vous ai attendu.

– Lui aussi il te parlait ?

– C’était un enfant, un enfant dans un corps d’adulte. Seuls les enfants savent parler aux bêtes.

– Et toi, qui es-tu ?

– Je suis un chien, rien d’autre…

– Et…est-ce que tu voudras venir avec moi ?

– Oui je veux bien, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Quand je mourrai, ramenez-moi ici, dans ce jardin et creusez-y un trou pour m’y déposer. C’est là que je veux être. Tu me le promets ?

– Je te le jure Victor, c’est ce que je ferai. Mais je dois d’abord demander à mon papa s’il est d’accord…

Je suis entré dans la pièce allumée où mon papa dormait tout habillé, assis à la table, la tête entre les bras et je l’ai réveillé doucement en le secouant et en l’appelant : « Papa, papa, réveille-toi, je suis là… ». Il a ouvert les yeux et a souri quand il m’a vu.

– Ah ! Alex, te revoilà. Excuse-moi, je me suis endormi. Le chien va mieux ?

– Oui, oui et il m’a tout raconté, il s’appelle Victor…

– Tout raconté ? tu n’as pas rêvé ?

– Oh non, je m’en souviens très bien. Il est d’accord pour venir avec nous. On ne peut pas le laisser tout seul. C’est un vieux chien, il va bientôt mourir.

– Pourquoi veux-tu qu’il meure ?

– Mais tout le monde meurt, papa…

– Oui, je sais, tu as raison, mais on ne meurt pas tout de suite, quand même.

– C’est lui qui me l’a dit. Il m’a dit aussi qu’on ne sait pas ce que c’est.

– Quoi ?

– La mort.

– Ah oui…

– Sauf quand on y est…

– C’est vrai.

– Bon, il veut bien venir mais il demande à être enterré ici, dans le jardin.

Mon père a éclaté de rire, ça m’a plongé dans la tristesse. Il m’a pris dans ses bras.

– Je ne moque pas de toi, Alex. Je t’adore, je te trouve formidable. Bien sûr que nous l’enterrerons ici. Va le chercher, ton chien.

J’ai couru dans le jardin et j’ai crié : « Victor, Victor, mon papa veut bien ! »

La nuit prenait fin, Victor- le- chien s’est dressé debout, ses deux pattes sur mes épaules et il m’a léché le visage. Je l’ai fait entrer dans la maison, mon père lui a gratté la tête en lui disant : « Alors, c’est toi Victor, le chien qui parle aux enfants . » Victor le regardait, je suis sûr qu’il comprenait. Nous sommes montés silencieusement. Une fois dans mon lit je lui ai demandé en murmurant : « Dis papa, tu crois que j’ai rêvé ou qu’il m’a vraiment parlé ? » et je me suis endormi sans entendre sa réponse.

Quand Victor est mort, des années après, nous l’avons enterré dans le jardin de la maison de l’ami de papa, à Saint-Samson, en Bretagne. Je ne l’ai jamais oublié.

 

 

 

 

 

Le rythme est ordre cadencé dans la survenance des choses F. Neveu

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